Parmi toutes les
interviews qu'il a données, la plus emblématique - quand on la relit trente
ans après - est quand même celle qu'il donnera en avril 1986 au magazine
"Paroles & Musiques » (malheureusement disparu depuis...) pour
annoncer le plus sérieusement du monde que ce sera sa dernière interview et
que "Prisonnier de l'inutile" sera son dernier disque car il mets
un terme définitif à sa carrière. On l'entend parler (beaucoup) du showbiz,
mais aussi de tout le potentiel - qu'il n'a pas encore exploré à l'époque -
qu'il sent dans le numérique et dont il usera et abusera au cours des trois
décennies suivantes. Et puis aussi, ce regret lancinant qui
reviendra souvent par la suite, celui de ne pas avoir terminé les arts-déco, de ne pas être devenu peintre faute d'avoir
trouvé le Pygmalion ou le courant qui l'aurait porté, de ne pas être devenu
prof de dessin... PM - Tu
envisages donc d'arrêter les disques ? G .M.- Il y a tout un
tas de choses que j'envisage d'arrêter, et d'abord les interviews en tant que
chanteur. Tu vois, si j'ai fait appel à toi - et c'est une attitude tout à
fait exceptionnelle de ma part - c'est pour que ce numéro de « Paroles
et Musique » serve de référence définitive, parce que je ne donnerai
plus d'interviews. En tout cas, pour ne pas répondre systématiquement non si
quelqu'un me téléphone pour faire un papier, je vais faire payer, demander
des sommes dissuasives... - C'est pourtant
une promotion qu'un artiste ne peut négliger... -Oui, mais aujourd'hui
ça n'est plus mon propos. D'ailleurs, la plupart des interviews que j'ai acceptées de donner depuis presque vingt ans - et il n'y
en a pas eu des mille et des cents - c'était plus pour des raisons de contact
direct que pour la pub ou la promo que le papier pouvait apporter. - Demander des
sommes dissuasives pour une interview, c'est ce qu'a fait Dylan à une
certaine époque... -Ah, ça je ne le savais
pas... alors, peut-être que ça va sembler prétentieux, égocentrique, allumé,
mais je m'en fous, je me sens vraiment en marge de tout ça maintenant... - Et si la télé
te propose une émission importante ? -Je ferais la même
chose, je demanderais cinq briques et personne ne me prendra. Ça ne voudra
pas dire que j'aurais dit non, j'aurais dit oui mais...Car il n'y a
finalement que les arguments financiers qui peuvent concerner les gens. Mais
tu sais, si j'ai fait peu de télés au total, ce n'est pas seulement par refus
d'envoyer mon image physique sur les écrans - comme j'ai refusé en règle
générale de fournir des documents photos -la raison principale c'était le
manque de métier, le laisser-aller généralisé des réalisateurs, des
techniciens, des machinistes... -Tu as
peut-être placé la barre un peu haut au niveau des exigences ? -Non, on a toujours cru
que je mettrais des conditions de travail draconiennes, mais c'est faux, je
demandais simplement un peu de respect et de rigueur pour le travail de
l'artiste. -Par exemple ? -"Le Grand
Échiquier" de Chancel, pour lequel on m'a sollicité à deux reprises. La
deuxième, c'était récemment pour Lumières. J'ai simplement dit que je voulais
chanter "Lumières" en version courte, qui ne fait que six minutes,
avec la chorale de gosses derrière et que ce soit ampexé. Tu vois, c'est pas
des conditions infernales; eh bien, alors qu'ils étaient demandeurs, ça a dû
sembler trop compliqué et finalement ça ne s'est pas fait. -Tu l'expliques
comme ça, mais pour certains la chose est entendue : Manset
est asocial ! Du moins sur le plan du rapport de la création avec les médias
? -C'est vrai que
j'assume entièrement le terme aujourd'hui. Il y a dix ans, je ne l'aurais pas
assumé, mais aujourd'hui oui, parce que les années passant j'ai bien été
obligé de me rendre compte que je devenais asocial relativement au monde qui
change, puisque moi qui reste intègre et homogène, je ne change pas; donc
c'est juste, il y a un décalage qui fait qu'on peut me traiter d'asocial. - La question
est donc de savoir, pour éviter d'avoir à interrompre ta carrière, si tu es
prêt à passer par le moule des médias - et je parle surtout de l'audiovisuel
- pour te permettre de toucher enfin les 200 ou 300 000 personnes que ta
création suppose au lieu des 50 à 80000 d'aujourd'hui (ce qui, soit dit en
passant, n'est pas si mal que ça et en contenterait plus d'un) ? -Il n'y a qu'une
réponse : le fossé est aujourd'hui trop grand entre la façon honnête je
dirai pour ma part "bouddhiste"- de travailler sur le plan
artistique, de créer dans le domaine de la musique, et le public potentiel, à
cause du tamis des médias qui, au lieu d'être à l'écoute, ne fonctionnent
qu'en termes de marché. C'est-à-dire qu'il n'y a plus de place aujourd'hui
pour un mec comme moi s'il ne change pas radicalement d'attitude. - Tu es devenu
un anachronisme ? - Oui, parce qu'il y a
dix ou vingt ans je pouvais faire « La Mort d'Orion » sans chanter
sur scène, étant tellement plus marginal que je ne le suis aujourd'hui, sans
que ce soit pour autant un anachronisme, alors qu'aujourd'hui. celui qui ne
choisit pas de faire ce métier en toute connaissance de cause, en acceptant
de faire le pantin et le clown, et de marcher sur le voisin et de le bouffer,
et de se battre pied à pied, celui-là n'a qu'à arrêter. Donc j'arrête, parce
que je ne veux pas jouer ce jeu-là. - Tu crois
vraiment que ton attitude, toute de rigueur et d'honnêteté, sans concessions
diraient d'autres, n'est plus "viable" ? -C'est sûr, une
attitude comme celle-là ne peut mener nulle part aujourd'hui. Il y a vingt
ans elle était encore possible, il y a dix ans c’était déjà difficile, ça
fait au moins cinq ans qu'elle est devenue inextricable, intenable... Et si
j'ai pu la tenir jusqu 'ici, c'est bien parce que je bénéficiais d'un certain
crédit auprès de quelques personnes dans ce métier, mais « Prisonnier de
l'inutile » était le dernier bastion que je pouvais me permettre de
défendre, le dernier disque que je pouvais me permettre de sortir avec une
pochette pareille, un titre pareil, des chansons aussi homogènes, aussi
personnelles dans le style auteur-compositeur. En ajoutant
je ne ferai rien de plus que ce que j'ai fait avant, c'est-à-dire pas de
scène et donc aucun contact avec le public, c'est-à-dire un téléphone qui ne
répond jamais, pas de répondeur téléphonique, c'est-à-dire trois visites dans
les six mois à la maison de disques, parce que le service promotionnel ne
peut absolument rien faire dans ce cas-là - et il n'y a aucune critique de ma
part dans cela, simplement une constatation - c'est-à-dire aucune démarche
sur laquelle une information quelle qu'elle soit pourrait se fixer.
Donc, cela signifie que ton disque est gommé le jour où tu le sors. Sauf pour
les 50 000 connaisseurs que tu peux informer en te contentant de passer
quelques publicités . . . -Tu pourrais
peut-être te remettre à produire d'autres artistes et à écrire pour eux,
comme tu l'as fait il y a une douzaine d'années, au lieu d'arrêter
complètement ? - Non, c'est pareil, il
est impossible aujourd'hui d'envisager de produire quiconque ne s'enfile pas
le costard tout seul, qui ne gueule pas plus fort que le voisin, qui ne veuille
pas en découdre davantage que celui qui l'a précédé. C'est vraiment une
époque de frime, de look, ça n'a jamais été pire. Ce métier prend le pli
"Eddy Barclay" avec toutes les conneries dont on nous bassinait il
y a vingt ou trente ans, et on y revient, on est dans l'époque yéyé et "Kili-Watch" et tout ça, c'est frime, c'est look...
Finalement, on n'a vécu qu'une décennie - entre 70 et 80 ·avec la chance de
vivre des rapports à peu près normaux à l'intérieur de ce métier. D'ailleurs,
pendant ce temps-là, j'ai toujours défendu le métier; dans les quelques
papiers où j'ai eu à dire ce que je pensais du show-biz, j'ai toujours
défendu ces gens-là en disant : contrairement à ce qu'on croit, ce ne sont
pas des escrocs, ce ne sont pas des marchands de soupe, ce ne sont pas des
margoulins, ce sont des mecs très sérieux, très propres, très droits, très
bien, et j'en estimais beaucoup. Aujourd'hui, je retire tout ça. J'ai vu
arriver une génération de mecs absolument pas compétents, qui ne comprennent
rien, qui ne font que sortir des généralités plus communes et plus ternes les
unes que les autres. Le show-biz aujourd'hui, c'est Madame Tout le Monde qui
ressasse des banalités qu'on entend depuis trente ans, ne sachant absolument
pas gérer un budget, maniant les chiffres n'importe comment, disant n'importe
quoi sans même prendre le temps de vérifier. Enfin, ridicule ! Alors on est
revenu à l'époque du mauvais show-biz; finie l'embellie, l'éclaircie des
années 70... -Tu es
peut-être un peu dur ? Je ne dis pas que tu as tort, mais dans cette analyse
il y a peut être une part de subjectivité, du fait de ton expérience
personnelle qui est quand même unique dans le monde francophone. Tu ne fais
pas de scène parce qu'il te semble impossible de réunir les conditions
idéales, et d'autre part, à une époque où la marginalité est moins acceptée,
tu sors "Lumières", un titre superbe certes mais de douze minutes !
N'est-ce pas une gageure ? -« Lumières »
et « Prisonnier de l'inutile », qui
sont sortis avec un an d'écart mais qui ont été faits à un mois d'intervalle
(ç’aurait pu être un double album), c'était effectivement pour moi les
dernières preuves - par l'absurde peut-être - de ce qu'on ne pourra plus
faire désormais par la faute des médias. Mais ce n'est pas une démarche
masochiste. D'ailleurs j'ai reçu
beaucoup de courriers de mecs et de filles me disant que c'est vraiment très
important pour eux que ça existe, et c'est l'une des principales raisons pour
lesquelles j'ai continué jusqu'à aujourd'hui, plutôt le côté " témoin de
son temps"... -Ce qui est
remarquable, c'est cette espèce de malentendu persistant entre ta notoriété
dans le métier et dans la presse, entre la "légende Manset"
et la réalité commerciale; laquelle est très en deçà de l'audience que
mériterait ton œuvre... -Mes disques ont
longtemps plafonné à 20/25 000 alors qu'on parlait de moi de façon
dithyrambique et que n'importe quel tube se vendait à 150 ou 200 000. C'est
vrai qu'il y avait un malentendu gigantesque. A la limite, il vaut mieux
parler à quelqu'un qui vend 300 000 disques comme à quelqu'un qui mériterait
d'en vendre 10 000 que l'inverse. Parce qu'à un moment ce n'est plus tenable.
Quand ça dure trois albums, ça va, quand au bout de huit ou dix albums tu
vends toujours autant ou presque, et qu'on te parle comme à quelqu'un qui en
vend ou devrait en vendre 300 ou 400 000, ras-le-bol ! Je pourrais en jouer,
mais je suis incapable d'assumer ce côté cabot de la plupart des artistes du
show-biz, c'est insupportable... Les artistes véritables, comme Gauguin, ont
une conduite foncièrement différente, c'est une particularité qu'on est bien
obligé de noter. Loin d'être jamais des cabots, le temps fait qu'ils
deviennent asociaux, parce qu'ils restent entiers et vierges... -Alors,
question : puisque tu refuses le jeu du showbiz, et que tu as su rester
fidèle à toi-même et à ta création, est-ce à dire que tu te considères
foncièrement différent des autres artistes ? -Ecoute, si l'on reste
dans le contexte du showbiz, où tout le monde ou presque est naze, et les
artistes et ceux qui s'en occupent, en effet je suis quelqu'un de
foncièrement différent; mais si je sors de ce trip, si vraiment je coupe tout
contact avec ce domaine tout à fait particulier et tout à fait étroit qu'est
le showbiz, je me rends compte que je peux avoir des rapports normaux. Je
suis peut-être différent, étant poète quelque part, mais je ne suis qu'un
différent parmi d'autres différents avec lesquels je peux entretenir des
rapports normaux : avec des écrivains ou des artistes peintres, par exemple,
je suis dans mon trip artistique, au milieu de gens qui ne sont peut-être pas
le commun des mortels au niveau de la sensibilité, mais là je n'ai plus du
tout l'impression d'être asocial: je fais partie d'une société artistique de
créateurs, c'est tout. Mais dès que je bascule dans le showbiz, effectivement
je deviens un monstre d’asociabilité. -On est loin du
"faiseur" que tu croyais être au début… -C'est vrai que je me
prenais pour un faiseur. et puis, la création sortant par tous les bouts, ce
n'était plus tenable... Mais je suis quand même un faiseur quelque part. « Prisonnier
de l’inutile » - j'attendais aujourd'hui pour le dire - j'ai fait tout
l'album en deux week-ends, mixages compris, c'est délirant... Chacun gravit
les Annapurna qu’il peut. C'est normal qu’on essaie de battre des records. On
ne vit qu’en battant des records... En travaillant ainsi. tu arrives à
obtenir le produit fini que tu souhaitais ? Je me dis d'abord que je vais
refaire tout l'album. Parce que je le trouve toujours inabouti. Mais
finalement, en le réécoutant et en gravant, comme je sais que j'ai à peu près
90 % de la qualité recherchée ça ne justifie pas de le refaire. Si je
vendais 500 000 albums, je le referais peut-être, par égard à la clientèle
importante; mais les 60 ou 80 000 qui vont l'acheter de toutes façons n'ont
pas besoin des 10% de qualité en plus, parce qu'ils sont, eux, dans le voyage
depuis longtemps. C'est Madame Tout le Monde qui aurait besoin des 10 %
en plus... - Et ta
création, paradoxalement, risquerait d'en souffrir, sur le plan de
l'authenticité s'entend... -Exactement, ce serait
une forme de compromission : pour moi, améliorer un album équivaudrait
quelque part à être beaucoup moins honnête et sincère, car je suis
naturellement pour le côté dur, pur, du produit. Je sais trop que l'habileté
nuit à la création artistique. Le show-biz, justement, c'est l'habileté. Et
l'habileté se résume à l'esthétisme de la prise de son, aux beaux échos, aux "mix" refaits quarante fois, au polissage du truc...
Non, ce qui est intéressant, c'est la prise directe, brute, qu'on ne
tripatouille pas... Donc, si je suis un faiseur, c'est dans le genre sportif,
dans le sens de battre des records, d'établir des performances, parce que ça
ajoute un petit élément piquant à la création. C'est d'ailleurs dans mes
moments durs que je ressens le plus de plaisir, de jouissance mentale. Pour
moi, l'art est quelque chose de très martial... Gauguin était vraiment un
ascète total sur ce plan là, je ne parle pas des débauches avec les
indigènes, mais mentalement il montrait une attitude monacale … -Comment
définirais-tu l'Artiste, avec un grand A ? -C'est quelqu'un qui a
une exigence toujours en éveil, qui a une soif, une faim systématique de voir
et d'alimenter sa parole, c'est-à-dire son silence intérieur, qui analyse
systématiquement les choses, les sensations, les effets, les causes, qui a
besoin d'alimenter en permanence sa chaudière artistique. C'est aussi
quelqu'un qui montre une lucidité trop grande, en tout cas une sensibilité
trop grande- car souvent la sensibilité masque l'objectivité ou la lucidité -
c'est quelqu'un qui a des sens hors du commun, une formidable acuité de la
vision et de l'analyse. Gauguin, c'est ça, c'est quelque part diabolique
parce que ces gens-là ont toujours raison, ils sont dans la vérité des
choses, c'est incontournable : dans ses constatations sur la peinture, dans
les notes qu'il a écrites ou les lettres qu'il a envoyées, il n'y a pas un
mot à retirer. Gauguin est en plein au cœur du problème, il n'y a que lui qui
ait raison ... C'est terrifiant, parce que c'est ça ou rien, c'est-à-dire un
premier compromis, un second compromis et puis tout n'est plus que des
compromis... l'art disparaît et à l'artiste se substitue le commerçant. -C'est le
fameux dilemme entre l'économie et la culture. Toi, tu as toujours fait ce
que tu voulais, sur le plan de la création, mais pour aboutir en définitive à
un constat d'échec... -Soyons clair : ce
n'est pas un constat d'échec au niveau du produit fini, mais c'est un constat
d'échec pour l'époque. C'est-à-dire qu'il n'y a plus aucune raison ni aucun
moyen de sortir des albums comme « Lumières » ou
« Prisonnier de l’inutile » dans le commerce. Alors, de deux
choses l'une : ou ils ont des qualités artistiques et c'est dommage, c'est
l'époque qui n'est pas bonne, ou ils n'en ont aucune et dans ce cas peu
importe... Mais, maintenant, je les trouve très importants, alors que jusqu'à
« 2870 », mettons, ce que je faisais ne me semblait pas être le
centre du monde, je n'avais aucune raison de penser que ça pouvait être
indispensable ou allumer des gens ou simplement avoir le mérite d'exister. Or,
il se trouve que, depuis quelques albums, certaines chansons que j'ai faites
me semblent avoir leur place dans la création en général... -Depuis
"Royaume d e Siam ", on a vraiment l'impression de voir apparaître
une œuvre d'exception... - Dans les derniers
disques, j'ai fait certaines chansons qui me semblent abouties et sans
faille; elles valorisent tout le reste qui n'était que des brouillons, des
sortes de pas à pas qui en soi ne présentent pas un gros intérêt, même si
l'on découvre une couleur, quelqu'un qui va quelque part, qui bricole avec
quelque talent... Mais avec Royaume de Siam on commence à
noter une petite élévation du propos, on entre vraiment dans le mystique,
dans la concentration, dans le spirituel - vraiment, parce qu'on me
qualifiait déjà de mystique à l’époque de « La Mort d'Orion »,
quand je jouais au faiseur - Ensuite, il y a encore quelques petits à-côtés
show-biz, et puis avec « Comme un guerrier » on a droit à
"L'enfant qui vole", et enfin on arrive à « Lumières » et
à « Prisonnier de l'inutile »… qui sont les albums les plus
importants, et essentiels même. Si j'ai à juger quelque chose, ce
n'est pas de la qualité des albums, mais de leur " indispensabilité
", or je trouve que les deux derniers sont effectivement indispensables...
Enfin ! Et, a posteriori, ils valorisent tout ce que j’ai fait avant qui
devient dans son ensemble, grâce à eux, quelque chose d'important,
peut-être... Ne serait-ce qu'à analyser : on étudie bien le cas de certains
fous, de certains malades, on se penche sur certaines cellules, alors on
peut bien se pencher sur les douze albums de Manset;
sur le plan clinique c'est intéressant... - Le plan
artistique me suffit ! Je ne suis pas psychanalyste... Mais il est surprenant
de concilier le peu d'intérêt que tu portes envers tes premières productions
alors qu'elles t'ont valu une renommée fantastique de novateur… -Les autres m'ont
considéré comme un novateur, pas moi ! Je me considérais comme un bricoleur
autodidacte, ayant appris à écrire et composer sur le tas, et j'ai été le
premier surpris de voir que ça fonctionnait, que tout le monde suivait. C'est
un peu comme si j'avais écrit n'importe quoi au tableau, n'ayant jamais
appris les mathématiques, et que tout le monde trouve un sens à mes formules...
Le savant fou (rire) ! Mais il faut relativiser les choses, c'est-à-dire les
éclairer toujours à la lueur de ce petit monde étroit qu'est le show-biz : j'ai
été considéré comme un novateur par les petits cerveaux étriqués du show-biz,
mais en fait je ne pense pas que le moindre instituteur ou n'importe quel
universitaire aurait trouvé quoi que ce soit de novateur dans « La Mort
d'Orion » ou dans « 2870 »... Je ne le pense pas moi-même. "
Animal, on est mal ", on voit très vite que c'est un petit truc de
jeunesse, amusant, une petite récréation, mais en fait d'une banalité
affligeante. Simplement, c'est du conventionnel habillé avec un costard neuf.
si bien que dans le show-biz tout le monde a cru que c'était différent. Mais
ils ont cru aussi qu'Antoine et Polnareff c'était
différent, et il n'y avait rien dedans, c'était nul et non avenu ! -J'apprécie ta
modestie, mais en l'occurrence permets-moi de douter de ta lucidité. A
l'époque de "La Mort d'Orion ", à part les Pink
Floyd en Angleterre, personne d'autre que toi ne
défrichait dans cette voie… -Il faut être clair. Si
j'avais été journaliste à l'époque, un Michel Lancelot par exemple, qui a
beaucoup aimé et diffusé « Orion » et qui était un ami, j'aurais
remis les pendules à l'heure en disant que « La Mort d'Orion » c'est
du niveau classe de 6ème pour l'écriture. Quant au côté musical, étant
autodidacte, il était tout à fait normal que je passe par le montage, le
collage de bandes et tout ça, je ne vois là rien d'original dans la démarche.
Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que le produit n'est pas original - comme
était original ce qu'a fait le Facteur Cheval - mais j'aurais dit qu'il
fallait attendre un peu pour porter un jugement sur le talent... - Mais aujourd'hui, tu pestes contre les journalistes
qui sont passés à côté de "Lumières", "L'or de leur
corps" ou "Entrez dans le rêve"… -Non, je m'en fous, je
suis loin de tout ça déjà. Mais c'est vrai que ces titres, pour le coup, sont
très novateurs au niveau de l'écriture - surtout le texte de "Entrez
dans le rêve" - qui est une écriture rock qui ne court pas les rues...
mais c'est comme si ça n'existait pas, puisque la chanson n'est jamais passée
en radio ni en télé, que personne ne l'a jamais entendue. On en revient
toujours au problème initial... -Tout le monde
la connaîtrait peut-être si, après le succès de « Il voyage en solitaire »,
qui a été un tube important, tu n'avais pas cassé délibérément ton image avec
"Rien à raconter " ? -Non, c'est une
mauvaise analyse. Parce que je peux répondre, au choix, que si je m'étais
engouffré dans la percée de « Y'a une route », il n'y aurait jamais
eu « Lumières »; ou bien, tout simplement que je n'avais rien
d'autre à dire à ce moment-là que... "Rien à raconter" !
Finalement, je resterai le seul à connaître la véritable réponse à cette
question (rire)... Mais c'est vrai que j'ai forcé la dose sur ce titre ! -
Artistiquement, ça te ne mets pas mal à l'aise de te dire qu'il n'y aura peut
-être plus d'album après "Prisonnier de l'inutile" ? -Non, parce que c'est
un album où je me sens tout à fait bien, ce n'est pas un album temporel qui
nécessite une suite, au contraire il ferme la porte, il boucle la boucle,
c'est une sorte de miracle. Je n'aurais pas pu m’arrêter après « Comme
un guerrier », là je me serais senti mal à l'aise, après « Lumières »
non plus qui ne reflétait qu'un aspect de ma personnalité. Je me sens plus à
ma place dans « Prisonnier de l'inutile ». C'est un album que je
peux poser sur le bureau de quelqu'un sans commentaires ni explications. Je
m'expose au risque qu'il me dise : « putain, mais c'est sordide, c'est
triste, de quoi ça parle, j’ai rien compris, pourquoi ce bandeau sur les yeux
? Mais tant pis, je n'ai plus à répondre à ces conneries, à ces fadaises, il
n'a qu'à remonter la machine à l'envers, c'est son problème, ce n'est plus le
mien. D'ailleurs, dans dix ans, j'aurai sûrement droit aux mêmes réflexions à
propos de ce disque. La situation est figée, je m'y sens très bien, je n'ai
donc aucune raison d'en faire un autre. En fait, je n'ai rien à "défendre";
pendant ces quinze-vingt ans de carrière, entre
guillemets, j'ai eu une conduite que je trouve tout à fait irréprochable, et
je n'ai pas à me justifier. En rien ! C'est pour cela qu'il était important
de faire un album comme « Prisonnier de l'inutile », où la réponse
aux questions qu'on pourrait me poser encore est contenue
dans l'énoncé. -Quand même, ne
plus attendre de nouveau disque de Manset... -Manset,
c'est fini. C'est douze albums, toujours disponibles, et c'est tout. Mais je
ne dis pas qu'à l’ère du digital, du laser, qui est une chose que je n'ai
jamais exploitée, je ne me laisserais pas tenter par ces nouvelles
possibilités de création. N'ayant plus rien à perdre ni à gagner, étant rangé
des voitures, je vais peut-être me refaire un petit « Orion », avec
des tapis de cordes les uns sur les autres, pour le pied ! Il se peut que
j'aille rôder de nouveau au Conservatoire, écouter les arpèges, les coups
d'archets, les triolets... Ça pourrait être un opéra, ou un concerto, avec
beaucoup de musiciens en tout cas… -Il y aurait
donc un treizième disque ? -Ah non ! D'abord on ne
parlerait plus de Manset, et ce serait un produit
définitivement inexploitable, sans promotion. -C'est du suicide ! Ou de la
paranoïa... - Non, j'ai un peu de blé, je le ferais pour le pied... Ce n'est
pas vraiment un projet, je n'en suis pas encore là, mais si je le sortais -
et ce n'est pas demain la veille, probablement pas avant quelques années - il
n'est pas impossible alors que je ne mette dans le commerce qu'un disque
laser, c'est une idée qui me plaît bien ... -Prendre la
décision d'arrêter quand on vend entre cinquante et cent mille albums, ça va paraître
inexplicable à plus d'un ! -Que veux-tu que je te
dise ? Je ne suis plus dans ce trip-là. Ce numéro de « Paroles et
Musique » va boucler vingt années d'erreurs; pas d'erreurs, non, parce
qu'en fait je suis très fier de ce que j'ai fait, tiens, au moins, c'est déjà
ça (rire)! Mais vingt années pénibles parce que... des gens pas intéressants,
trop de gens pas intéressants... -C'est vrai que
tu as toujours cherché à établir des contacts avec d'autres artistes, mais en
vain. Peut-être parce qu'on avait de toi l'image d'un solitaire, cherchant à
s'écarter des autres... -Mais ce n'est pas un
ghetto, mon histoire ! Si on arrêtait là, le lecteur pourrait se dire : «C’est une impasse, il se retrouve tout seul,
d'accord il a peut -être raison dans ce qu'il nous aligne mais ça mène où ?
L’époque est comme ça, alors il faut bien vivre avec. » Non
! Heureusement il y a la soupape de sûreté de l'étranger, les voyages que
j'ai faits, et puis l'époque n'est pas comme ça, c'est archi-faux, il ne faut
pas vivre avec ! Hier, j'a i pris un taxi pour me rendre à un rendez-vous :
c'était la merde, les embouteillages, j’ai payé 70 balles pour passer d'un
arrondissement à l'autre et j'ai eu une demi-heure de retard ! Ça ne fait que
renforcer ma sensation d'être dans la vérité, que la vie ne peut pas se passer ici... Alors, j'ai dit au chauffeur du
taxi de se tirer en laissant la voiture au milieu de la rue ! Il faut fuir
tout ça, comme il faut fuir le showbiz, qui n'est plus qu'une petite société
de gens étriqués, comme l'intelligentsia parisienne n'est plus que du
parisianisme. Il faut le fuir... -Pour aller où
? Aux USA ? -Je ne connais pas les
Etats-unis et je n'ai pas envie d'aller me foutre dans le merdier du showbiz
américain ; l'intelligentsia new-yorkaise, ça m'intéresse encore moins. Mais,
sans parler du reste du monde, de l'Afrique, de l'Amérique latine ou de
l'Asie - qui est un paradis -, où tout le monde peut-être ne peut pas vivre
parce qu'il faut quand même montrer quelques dispositions particulières pour
s'exiler et vivre autrement ; en France même, en province, dans le sud, il y
a encore certains points où on a l'impression d'être en contact avec des gens
normaux ! -Tu as donc
l’intention de t’installer en province ? -Eh bien, mon but,
aujourd'hui, c'est d'être instituteur, prof de dessin, dans une petite école,
dans une petite ville minuscule, dans un village entouré du maire et du curé
(rire), voilà, c'est tout, c'est ma seule ambition... Sincèrement ? Mais oui.
J'aurais été, et je serai peut-être un enseignant remarquable. Je suis
vraiment fait pour enseigner. D'ailleurs j'ai toujours voulu être prof de
dessin : mon père avait failli me foutre dehors parce que je lui avais dit
que mon seul but dans la vie, c'était de vivre dans une chambre de bonne et
d'être prof de dessin ! Eh bien, aujourd’hui, à 40 ans, j'en reviens à mon
point de départ : je n'ai plus envie que d'une chose, c'est de vivre dans une
chambre de bonne et d'être prof de dessin… -Alors, ces
vingt ans de chanson n'auront été qu'une parenthèse musicale ? -Il y a un peu de ça.
C'est comme si j'avais fait un pas de côté. Ce qui est dommage, c'est que je
ne peux pas refaire aujourd'hui ce que j’aurais fait à 20 ans, c’est-à-dire
terminer les Arts déco, passer mon diplôme et ne pas avoir à lutter pour être
prof de dessin dans l'école communale la plus démunie et la plus lointaine,
ce que l'on m'aurait octroyé d'office. Là, il va falloir que je me batte pour
obtenir ce que tout le monde refuse... -Mais tu continueras
à créer, à écrire, à composer, à peindre ? -Bien sûr ! C'est
l'ubiquité du personnage : le petit prof de dessin d'un côté, et de l'autre
le grand compositeur méconnu (rire) ! -Quel bilan
faut il donc dresser de ces douze albums de Manset
et de cette carrière de presque deux décennies ? -Constat d'échec et
bilan positif. Les deux ne sont pas incompatibles. Je m'explique: le constat
d'échec est directement lié au show-biz, c'est-à-dire que mon rôle de
créateur n'a plus de raison d'être, il est devenu superflu, voire futile à
cause des médias; même si je vends 50 000 exemplaires et plus de chaque album
! Je pourrais continuer indéfiniment parce que c'est une bonne affaire
commerciale, mais là n'est pas le propos, je m'en fous, j'arrête parce qu'il
y a ghetto sur le plan artistique. Par la faute des médias qui ne prennent
pas leur responsabilité... de médiateurs. Quand je dis constat d'échec, ça ne
veut pas dire Manset égal échec, mais plutôt Manet
égal preuve de l'échec de... J e suis le révélateur du ghetto dans lequel
s'est enfermé le show-biz aujourd'hui! Par contre,
le bilan est tout à fait positif, puisque je me retrouve à 40 ans en ayant
toujours gagné ma vie comme je l'entendais, après avoir extorqué des contrats
comme aucun artiste n'en a jamais eus, sauf au temps des mécènes. J'ai
toujours rédigé mes contrats moi-même, après en avoir pesé chaque terme... Et,
surtout, je suis fier de ma création, de ma production artistique, ce que peu
d'artistes sans doute peuvent revendiquer : tu ne penses pas que Gainsbourg,
qui était un grand poète, ne se retourne pas la nuit dans ses draps ?
Jusqu'au jour où il se tirera une balle dans la tête... Donc, tout ça est très
positif. Et puis, j'ai gagné suffisamment de blé pour ne pas avoir à me poser
de questions pour les années qui viennent, étant donné que je vis quasiment
en ascète, ce qui va me permettre de faire des choses sans rentabilité
immédiate, voire sans rentabilité du tout… -Par exemple ? -La peinture, la photo,
les voyages, et puis écrire, parce que j'écris beaucoup... -Sur tes
voyages ? Tu as toujours refusé d'en parler... -J'écris toujours un
carnet de voyage, oui, mais pour moi, sans intention de le publier... Comme
je ne suis pas un imaginatif, j'ai toujours voyagé, pour voir beaucoup de
choses, pour me constituer un petit fonds de commerce personnel, des archives
portatives ... -Tout a une fin, et nous voilà rendus non seulement à la fin de
ta carrière, mais aussi à la fin de ce dossier. Avant de terminer, j'aimerais
pourtant que tu nous dises, toi qui a toujours été
un cas à part dans la chanson française, impossible à cataloguer, quelle
définition - en tant que chanteur, bien sûr - tu aurais donnée de toi-même ? -Ni un chanteur rive
gauche, ni un chanteur de variétés. Plutôt un chanteur rock, je n'ai pas dit "de" rock… mais des textes rock,
une expression, une manière d'être spécifiquement rock, et si j'avais fait de
la scène, je me serais éclaté, j'aurais envoyé la dose… On peut toujours
rêver,non ? A partir d’aujourd’hui le chanteur Manset n'existe plus. Et si je fais un disque plus tard,
ce sera sous un concept différent, ou sous un pseudonyme. Je n'en sais rien
encore, mais ce ne sera pas un disque de Manset, ça
c'est sûr. Gérard Manset, c'est terminé. Il est
fini, à classer au rang des cadavres. Eh oui, prisonnier de l'inutile... Propos
recueillis par Fred hidalgo |